Mon père est mort. Ma mère ne le sait plus.

Un an après la mort de mon père, ma mère continue à l’attendre, à lui parler, à dresser la table pour lui. Alzheimer brouille les repères mais conserve parfois l’essentiel : l’amour. Pour nous, ses enfants, c’est une douleur supplémentaire, une faille dans le temps où le deuil devient un éternel recommencement.

Mon père est mort l’année dernière.

Mais ma mère a oublié.

Et parfois, avec mon frère, nous ne savons plus s’il faut lui dire ou non.
Quand elle demande : « Il est où, ton père ? »,
faut-il lui rappeler la vérité ?
Faut-il revivre, avec elle, cette peine ?
Ou l’en préserver ?

Nous lui avons dit, plusieurs fois.
Mais elle continue de mettre son assiette.
Elle me raconte le soir ce qu’ils ont fait ensemble dans la journée.
Elle se couche dans son côté du lit et laisse la place de mon père, intacte.
Comme s’il allait revenir.
Comme si son absence était juste un retard.

63 ans de vie commune.
Et malgré la maladie, les souvenirs sont encore là.
Pas tous. Mais les plus puissants.
Ceux qui ont tissé la vie à deux.

Parfois, elle confond mon frère avec lui.
Elle l’appelle Marc.
Elle lui indique la route.
Elle s’inquiète : « Tu n’as pas froid ? Tu as bien enlevé tes chaussures ? »
Comme elle l’a toujours fait.
Et dans ces moments-là, je vois les épaules de mon frère se crisper.
Son visage devient lisse. Neutre.
Comme s’il voulait dissimuler l’ouragan qui l’habite.

Parce que nous sommes, nous aussi, dans le deuil.
Parce que c’est notre père qui est mort.
Et qu’il reprend vie dans ces moments si étranges, si poignants.

Quand elle me dit, l’air de rien :
« On est allés chez Casino ce matin, avec ton père… »
C’est une lame. Silencieuse.
Mais vive.
Qui traverse le cœur.

Alors parfois, moi aussi, j’aimerais oublier.
J’aimerais effacer la mort.

Revenir en arrière.
Avoir 7 ans et me faire consoler après être tombée de vélo.
Avoir 18 ans et déménager à Lyon, mon père montant les meubles et ma mère rangeant les Tupperwares dans le frigo pour que je ne meurs pas de faim.
Avoir 25 ans et fêter une promotion avec eux au restaurant. 
Avoir 30 ans et les rendre grands-parents.

Je ne voudrais pas avoir 45 ans
et vivre la maladie d’Alzheimer.